Beaucoup de voyageurs ignorent ou minimisent l’importance des poèmes du Râmâyana et du Mahābhārata dans la culture balinaise. Deux textes fondamentaux, que l’on retrouve également en Thaïlande, au Laos ou en Malaisie, et que nous vous invitons à parcourir avant – ou même pendant – votre séjour à Bali.
Les légendes sont légion en Indonésie, mais celles d’un prince prêt à braver mille dangers pour retrouver son épouse enlevée par le roi des démons, ou d’une guerre fratricide entre les Pāṇḍava et les Kaurava, demeurent les piliers imaginaires qui façonnent toujours l’espace balinais : le Râmâyana et le Mahābhārata.
1. Origine et nature des deux grandes épopées
L’origine précise de ces deux monuments littéraires reste enveloppée de mystère. Les Indiens les plus pieux racontent que Gaṇeśa grava d’une seule défense le Mahābhārata sous la dictée du sage Vyāsa ; d’autres rappellent qu’il s’agit d’œuvres collectives, retouchées du IIe siècle av. J.-C. jusqu’au VIe siècle apr. J.-C., fondées sur une tradition orale encore plus ancienne.
Ce qu’il faut retenir :
- Râmâyana : environ 24 000 strophes, rédigées en sanskrit, centrées sur la figure exemplaire de Rāma, incarnation de Viṣṇu.
- Mahābhārata : plus de 100 000 strophes – c’est dix fois L’Iliade et L’Odyssée réunies – qui exposent les conflits, intrigues et dilemmes moraux d’une vaste dynastie, et abritent au cœur du Livre VI le célèbre dialogue théologique de la Bhagavad-Gītā.
Ces textes n’ont pas seulement valeur de récit ; ils jouent le rôle de manuels éthiques, de traités politiques, de réservoirs de mythes et de codes esthétiques. En ce sens, ils irriguent la vie quotidienne de Bali bien au-delà du domaine religieux.
2. Comment les épopées indiennes ont-elles gagné Bali ?
Entre le IVe et le XIe siècle, le commerce maritime relie l’Inde, le monde malais et l’archipel indonésien. Des prêtres, des lettrés et des artisans voyagent avec les navires ; ils emportent dans leurs bagages ces récits qu’ils adaptent peu à peu aux langues, aux croyances animistes locales et aux royaumes naissants.
À Bali, l’hindouisme devient la matrice d’une société de castes, de temples orientés montagne–mer, d’un calendrier rituel dense. Les deux épopées servent alors de référence :
- Symboles : Viṣṇu sur l’aigle Garuḍa, Hanumān le singe blanc, Arjuna l’archer – autant d’icônes qu’on retrouvera plus tard dans la pierre ou le bois.
- Noms propres : de nombreux Balinais de caste guerrière se prénomment aujourd’hui Rāma ou Arjuna, preuve que les héros sont passés du mythe à la vie sociale.
- Langage rituel : le kakawin balinais – poésie en vieux javanais – réécrit des épisodes entiers pour les besoins des rituels de cour.
3. Le Râmâyana : la quête, l’exil et l’idéal du dharma
- L’enlèvement de Sītā par le roi-démon Rāvaṇa n’est pas qu’un simple rapt : il symbolise la rupture de l’ordre cosmique.
- Rāma, prince vertueux, accepte son exil sans trahir son serment ; il incarne la rectitude idéale face à l’adversité.
- Grâce à Hanumān et à l’armée simiesque, un pont de pierres est jeté sur l’océan – union du monde naturel et de la volonté humaine.
- La défaite de Rāvaṇa restaure l’équilibre, mais Rāma devra encore justifier la pureté de Sītā : l’épopée interroge donc l’éthique masculine et la dignité féminine.
Pourquoi ces scènes résonnent-elles à Bali ?
- Les temples consacrés à Rāma-Viṣṇu rappellent l’idéologie du roi-prêtre, jadis regardée comme la garantie du « théâtre d’État » décrit par Clifford Geertz.
- Au théâtre kecak d’Uluwatu, des rangées de chanteurs imitent la horde de Hanumān ; connaître l’histoire amplifie l’intensité dramatique de la performance.
- Les ronds-points de Denpasar à Gianyar accueillent des statues géantes de Rāma décochant sa flèche : une métaphore politique de la vigilance contre le chaos.
4. Le Mahābhārata : loyauté, trahison et dilemme moral
La rivalité entre les cinq frères Pāṇḍava et leurs cent cousins Kaurava débouche sur la grande guerre de Kurukṣetra. Si l’on écarte les milliers de vers consacrés aux batailles, trois moments suffisent à comprendre l’impact balinais :
- Le jeu de dés : Yudhiṣṭhira perd son royaume, puis sa propre épouse – rappel du danger que représentent l’avidité et l’arrogance pour le chef de famille balinais.
- La Bhagavad-Gītā : Arjuna doute avant de combattre ses proches ; Kṛṣṇa l’exhorte à agir selon son devoir – concept-clé (dharma) qui structure la hiérarchie balinaise.
- La victoire finale : les Pāṇḍava survivent, mais le prix est lourd. L’épopée prêche la lucidité : même l’action juste laisse des cicatrices.
Traces dans le paysage culturel :
- À Tirta Gangga, les bassins sont gardés par Bhīma et Ghaṭotkacha – rappel de la force physique et de la loyauté filiale.
- Les pièces de wayang kulit élisent souvent le rusé Kṛṣṇa comme marionnettiste suprême ; la leçon sous-jacente : derrière la beauté des ombres, la vraie lumière vient de la parole éclairée.
- Dans les répertoires de danse wayang wong, la scène de la décapitation de Ghaṭotkacha met en relief la valeur du sacrifice dans les rites de passage balinais.
5. Pourquoi ces textes comptent-ils pour vous, voyageur curieux ?
- Comprendre les images. Sans le Râmâyana, un singe blanc géant sur un carrefour reste un « gros singe ». Quand vous connaissez Hanumān, vous voyez un stratège, un ascète, un pont entre l’homme et l’animal.
- Lire les temples. Les bas-reliefs du sanctuaire d’Elephant Cave à Bedulu ne sont pas que décor ; ils rejouent le combat entre le bien et le mal.
- Dialoguer avec les Balinais. Citer Arjuna à votre chauffeur ouvre la conversation sur la justice ou la famille ; vous passez du statut de touriste à celui de partenaire d’échange.
- Mesurer l’éthique locale. Les notions de dharma (devoir), karma (conséquence) et lila (jeu divin) tirées des deux épopées structurent les cérémonies, de la crémation royale aux simples offrandes quotidiennes.
- Relativiser la notion de “paradis”. Les récits indiens rappellent que même les héros souffrent, se trompent, expient. Bali, malgré son esthétique, enseigne la même sagesse : le beau côtoie la douleur, la lumière se lit à travers l’ombre.
6. Conseils de lecture ou d’écoute avant (ou pendant) un voyage à Bali
- Lire une version française abrégée – Daniélou pour le Râmâyana, P.-S. Filliozat pour le Mahābhārata – suffit à saisir l’intrigue.
- Visionner le film d’animation Sita Sings the Blues (gratuit en ligne) pour s’imprégner de la satire douce-amère du Râmâyana.
- Écouter le podcast de l’indologue Devdutt Pattanaik (en anglais) ; ses épisodes courts éclairent chaque protagoniste comme un archétype psychologique.
- Glisser dans sa valise un livret d’icônes balinaises : Hanumān, Rāma, Sītā, Arjuna, Kṛṣṇa. Les reconnaître in situ devient une chasse au trésor culturelle.
Conclusion : Deux épopées, cent portes d’entrée vers Bali
Sans le Râmâyana et le Mahābhārata, Bali perdrait sa colonne vertébrale imaginaire. Chaque procession, chaque danse masquée, chaque ornement de porte tire un fil vers ces récits fondateurs.
Les connaître, c’est :
- Renforcer votre regard critique plutôt que de collectionner des clichés ;
- Respecter un patrimoine vivant plutôt que de picorer des curiosités exotiques ;
- Sentir l’intimité entre mythe et quotidien dans une société qui ne sépare jamais le sacré du banal.
En somme, si vous envisagez un voyage à Bali – qu’il s’agisse d’un simple séjour détente en famille, d’un circuit thématique à Bali ou d’une exploration plus large de l’Indonésie – prenez le temps de feuilleter ces deux épopées.
Vous ne regarderez plus jamais une statue de Hanumān ou un masque de Barong comme un simple objet décoratif ; vous y verrez la trace persistante d’histoires millénaires qui parlent encore aux dilemmes très actuels de la fidélité, de la justice et de la quête de sens.