La Trimurti balinaise : comprendre le « tout va par trois »

Savez-vous pourquoi le chiffre trois structure-t-il la vie balinaise ?

L’hindouisme balinais part d’un constat simple : le réel ne tient debout que lorsqu’il équilibre trois forces complémentaires. Cette idée se décline partout : trois temps de la journée pour la prière (tri sandhyā : aube, midi, crépuscule), trois cours successives dans chaque temple (extérieur profane, cour des rituels, sanctuaire sacré), trois sanctuaires dans chaque village (Pura Puseh pour les ancêtres originels, Pura Desa pour la vie communautaire, Pura Dalem pour la mort).

Même le paysage suit cette logique : montagne sacrée au nord, zone d’habitat au centre, mer au sud ; on appelle ce principe kaja–kauh (haut–bas) et kangin–kauh (est–ouest). Socialement, la recherche d’harmonie passe par la doctrine Tri Hita Karana : ajuster trois relations – personne/divinités, personne/semblables, personne/nature. Toutes ces trinités sont des déclinaisons de la grande triade théologique : la Trimurti.

La Trimurti : Siwa, Brahma, Wisnu

Dans la version balinaise de l’hindouisme, les trois pôles divins se nomment Siwa (Shiva), Brahma et Wisnu (Vishnu). Chaque dieu exprime un moment du cycle cosmique ; aucun n’est supérieur aux autres, tous sont nécessaires

• Siwa – dissolution et renaissance. On le prie pour clore une étape et en ouvrir une nouvelle. Sa couleur rituelle est le blanc, son symbole le lingga (simple pierre verticale). Le grand sanctuaire du Pura Besakih, fixé sur le versant du mont Agung, lui est dédié ; c’est là qu’ont lieu les rites mortuaires royaux et la fête Panca Wali Krama(une fois par centaine de cycles pawukon).

• Brahma – élan créateur. Dans l’iconographie locale il apparaît rouge, à quatre visages et quatre bras. Ses petites chapelles se trouvent souvent dans les coins sud des temples, construites en brique rouge (couleur du feu originel ; on l’honore avec des flammes de résine menyan). Les villageois l’invoquent avant de tailler une nouvelle parcelle de rizière ou au démarrage d’un chantier.

• Wisnu – préservation et équilibre. Associé à la couleur noire ou bleu foncé, il tient parfois une conque ou un disque. Sa dévotion culmine lors des processions Melasti : les effigies de Wisnu sont conduites à la mer pour être baignées avant le Nouvel An Nyepi. On lui attribue les avatars populaires à Bali : Rāma de l’épopée Ramayana et Krishna du Mahabharata.

La prière quotidienne reflète cette triade : trois pincées de fleurs sont élevées successivement à la tête, au visage et à la poitrine ; chaque geste marque l’acceptation du cycle création–préservation–transformation.

La triade féminine : Durga, Saraswati et Dewi Sri

Dans l’équilibre balinais, la puissance masculine demande un contrepoint féminin ; d’où un second trépied de déesses.

• Durga (souvent assimilée à la forme guerrière de Parvati) protège les limites sud des temples. Les nuits de Kajeng Kliwon, où les influences négatives seraient maximales, les masques de Durga sortent pour la pièce rituelle Calon Arang : le jeu dramatique neutralise symboliquement la magie noire. Sa représentation incontournable : huit bras, un lion et le trident.

• Saraswati, déesse de l’intellect et des arts, est célébrée tous les 210 jours (cycle Pawukon). Ce jour-là, bibliothèques, ateliers de peinture et studios de danse ferment ; on asperge les livres d’eau bénie et l’on dépose des offrandes sur les pupitres pour rappeler que la connaissance reste un prêt divin. Le temple le plus visité : Pura Taman Saraswati à Ubud, construit par le sculpteur Nyoman Lempad.

• Dewi Sri, incarnation de la fertilité et du riz, règne sur les terrasses verdoyantes. Avant la moisson, les cultivateurs confectionnent la poupée de paille Cili puis la placent dans le dernier carré coupé ; la figurine signale que la déesse se repose avant la prochaine saison. Les plus anciens sanctuaires sont Pura Beji (Buleleng) et Pura Maduwe Karang (nord Bali).

Les deux triades s’imbriquent : Siwa/Durga, Brahma/Saraswati, Wisnu/Dewi Sri, illustrant que chaque pouvoir masculin trouve sa contrepartie nourricière ou protectrice.

Couleurs, directions et matières : comment reconnaître chaque principe

Les Balinais codent la Trimurti dans la vie visuelle :

• Blanc (Siwa) : cendres sur le front des prêtres, ombrelles blanches devant l’autel central.

• Rouge (Brahma) : briques des portails sud, offrandes de fleurs rouges, tissus à carreaux rouges au grand jour de construction des maisons.

• Noir (Wisnu) : parasols noirs lors des processions Melasti, grains de riz teints au charbon dans les paniers destinés au protecteur.

Ces couleurs se répètent dans la tenue des danseurs et sur les tours d’offrandes (gebogan). Le fidèle n’a donc pas besoin d’image : le code chromatique suffit à suggérer la présence divine.

La triade dans la topographie sacrée

Un village balinais standard dispose de trois grands temples :

1. Pura Puseh (fondations et ancêtres), orienté vers la montagne ; protecteur : le couple Siwa–Durga.
2. Pura Desa ou Bale Agung (vie civique), au centre ; associé à Brahma–Saraswati.
3. Pura Dalem (mort et régénération), vers la mer ; affilié à Wisnu–Dewi Sri.

À l’échelle d’une maison, la cour extérieure abrite les activités profanes ; la cour médiane correspond aux relations sociales ; la cour intérieure, uniquement accessible en tenue rituelle, accueille l’autel familial. Chacune symbolise, à petite échelle, les trois sphères de l’univers : bhurloka (monde terrestre), bwahloka (monde intermédiaire), swahloka(monde céleste).

Rites et offrandes propres à chaque membre de la Trimurti

• Siwa : on lui offre des fleurs blanches, du lait de coco, de la noix d’arec. Les jours de crémation (ngaben), un prêtre Siwaïte trace le aksara (caractère sacré) sur la toile enveloppant le corps.

• Brahma : offrandes de fleurs rouges, pincée de safran, feu d’encens en triple flamme. Au début du cycle agricole, un brahmane allume trois torches à son nom sur la digue principale d’irrigation.

• Wisnu : poisson séché, fleurs bleues ou noires et eau tirée d’une source de montagne ; lors des processions Melasti, on immerge une effigie de Wisnu pour recharger son pouvoir protecteur.

Chacune de ces offrandes s’achève par trois libations d’eau bénite : sur la main droite (action), gauche (intention) et front (pensée).

La pensée tripartite dans la vie quotidienne

• Prière : le Tri Sandhyā appelle à réciter le Gayatri Mantra à l’aube, à midi et au crépuscule.

• Calendrier : l’année balinaise combine le solaire (Saka, 365 jours) et le cycle de 210 jours (Pawukon), créant un double repère rythmique ; à cela s’ajoute le calcul lunaire Sasih. Trois chronométries servent donc à fixer les fêtes.

• Éducation : trois phases de vie sont mises en avant : 0-42 jours (période d’impureté maternelle), 42-210 jours (liaison aux mondes subtils), après 210 jours (plein contact avec la terre).

• Cuisine : un repas typique aligne trois saveurs de base : doux (riz), épicé (sambal), salé (poisson séché) ; on estime que l’équilibre nutritionnel reflète l’équilibre cosmique.

Que voir pour ressentir cette triple organisation ?

• Pura Besakih : lecture grandeur nature de l’univers en trois terrasses successives, couronnées par le sanctuaire Siwa. Attention ce temple est ,hélas, victime de son succès et l’organisation locale privilégie le tourisme, ce qui en fait un temple certes culturellement intéressant mais très visité.

• Temple de Taman Ayun (Mengwi) : trois enceintes d’eau, de jardin, puis d’autels à toits multiples ; chacun exige une tenue plus stricte et un silence accru.

• Marché de Gianyar, tôt le matin : paniers empilés ; repérez la superposition fleur rouge–blanche–noire dans les canang, prête à être distribuée vers des autels différents.

• Rizières de Jatiluwih : les panneaux explicatifs indiquent comment chaque Subak découpe le calendrier en trois mises en eau, trois temps de fertilisation, trois périodes d’assèchement.

Pourquoi cette triade intéresse-t-elle le voyageur curieux ?

Connaître la Trimurti permet aux voyageurs et curieux visitant l’Indonésie d’éviter trois malentendus fréquents :

1. Croire que les Balinais « prient des statues » ; en réalité, ils activent des forces symbolisées par couleur, orientation et geste.

2. Penser que Shiva « détruit » par simple violence ; pour les fidèles il prépare le champ à la nouvelle plantation, comme un brûlis régénérateur.

3. Confondre Dewi Sri avec une simple divinité agricole ; elle complète Wisnu et garantit l’équivalent local de la sécurité alimentaire.

Notre résumé pour votre voyage à Bali :

Partir à Bali n’est pas juste la découverte d’un pays ou d’une île mais bien la compréhension d’un esprit qui se retrouve sur la totalité de l’île.

Bali décline sans cesse la règle du trois : trois dieux principaux, trois grandes déesses, trois zones cosmiques, trois temps de prière, trois cours domestiques, trois sanctuaires villageois.

L’objectif n’est pas la multiplication des rites, mais la répartition équilibrée des énergies : créer, préserver, transformer. Le visiteur qui apprend à identifier ces trios – un parasol blanc-rouge-noir, trois portiques successifs ou trois percussions d’un gong – pénètre le langage ordinaire de l’île : celui qui fait de chaque geste un rappel permanent du cycle universel.

Alors pour votre voyage à Bali n’oubliez pas  de chercher cet équilibre et de retrouver dans tout ce qui vous entoure le chiffre 3.