Origine historique de cette tradition balinaise : quand le feu ouvre la route de l’âme
Dans l’hindouisme balinais, la mort est vue comme une simple étape dans le samsara, le cycle des renaissances. Pour libérer l’âme (atma) du corps et l’aider à rejoindre ses ancêtres (pitra), il faut séparer définitivement les cinq éléments — eau, feu, air, terre, espace — qui composent le corps. Cette « dissolution » prend la forme du ngaben (« rendre cendres »).

Des inscriptions en vieux balinais (IXᵉ–XIᵉ siècle) mentionnent déjà la pratique : lors des funérailles royales, plusieurs bade (tours de crémation) servaient à brûler le souverain et ses épouses favorites. L’archéologue néerlandais H. Kern note qu’à l’époque géligit du royaume de Gelgel (XVᵉ siècle), on sacrifiait parfois concubines et guerriers d’honneur : chacun offrait un dernier service en entrant volontairement dans le brasier, après avoir lâché une colombe symbole de l’âme. L’orientaliste français G.-P. Rouffaer rapporte qu’en 1689, lors des obsèques d’un prince de Klungkung, onze femmes chantèrent un mantra d’au revoir avant de se jeter dans les flammes.
Ces gestes, inspirés du satī indien, disparaissent au XIXᵉ siècle sous la pression des autorités néerlandaises et des réformateurs balinais comme Ida Pedanda Made Sidemen ; la colombe blanche est aujourd’hui remplacée par une figurine d’oiseau en feuille de palmier que l’officiant libère symboliquement.
Structure d’un ngaben, un rite contemporain
Parcourir Bali que ce soit en famille ou seul offre encore la possibilité d’assister à ces crémations, certes modernisées, mais toujours spectaculaires. Elles se déroulent en cinq temps :
Ngening – période d’attente
Faute de moyens financiers immédiats, la famille peut conserver le défunt dans une fosse temporaire ou momifié dans la maison (jusqu’à plusieurs années dans les villages montagneux). Les anthropologues Clifford et Hildred Geertz notent qu’on profite souvent d’un creux dans le calendrier agricole pour organiser une crémation collective, réduisant les coûts.
Pembuatan bade et lembu – construction
- Bade : tour funéraire à étages, jusqu’à 25 m pour les lignées royales.
- Lembu : sarcophage en forme de taureau noir (lien avec Siwa).
Charpentiers et décorateurs rivalisent ; un adulte moyen coûte environ 50 millions IDR, un prince peut dépasser 3 milliards IDR.
Prosesi pengusungan – procession
La tour est portée par des dizaines d’hommes ; à chaque carrefour (lieu préféré des démons), ils tournent brusquement trois fois pour égarer les esprits négatifs. Les femmes ouvrent la marche, déposant des segehan au sol.

Pembakaran – incinération
Après un dernier adieu, le corps est transféré du bade au lembu. Le prêtre brahmane verse le tirtha (eau bénite), puis un chalumeau à gaz remplace le feu de bois d’autrefois. Le public reste à distance mais peut photographier — discrètement.
Ngasti et nyekah – purification et mer
Le lendemain, la famille recueille les ossements, les pile et les disperse dans l’océan. À Sanur ou à Petitenget, on voit régulièrement ces cortèges blancs se baigner à l’aube.
Organisation des rites funéraires à Bali : qui paie, qui décide ?
- La famille nucléaire paye la part personnelle (environ 30 % du budget).
- Le banjar (conseil de voisinage) fournit la main-d’œuvre, les instruments de gamelan et la tente de coordination.
- Le subak (coopérative d’irrigation) suspend parfois l’eau pour libérer les rizières destinées à la procession, surtout si l’on part en famille à Bali en juillet-août.
- Le pekaseh vérifie que la date n’entre pas en conflit avec les travaux agricoles.
Le jour exact est choisi par un prêtre brahmane via l’almanach pawukon ; on évite les cycles sombres (Tilem) et l’on privilégie les jours de lumière du calendrier lunaire Sasih.

Étiquette du visiteur : peut-on assister au rite ngaben ?
Oui, si l’on respecte quatre règles :
- Tenue : sarong, écharpe à la taille, épaules couvertes.
- Distance : ne jamais gêner le cortège ; photos sans flash.
- Offrande : une petite canang sari suffit, remise au comité à l’entrée.
- Langage : éviter les rires forts et ne jamais toucher le prêtre.
Pour organiser votre voyage à Bali autour d’un ngaben public, surveillez les journaux locaux (Bali Post) ou demandez à votre guide. Les zones d’Ubud, Klungkung et Bangli sont les plus actives.
Points clés pour le voyageur Amanaska
Quand partir à Bali pour voir une crémation ?
Pendant la saison sèche (mai-octobre) : plus de processions, routes praticables.
Une cérémonie adaptée pour une voyage en famille ?
Les enfants peuvent assister ; préparez-les à l’odeur de fumée et au bruit des gamelans.
Circuits et séjours spécialisés à Bali : certaines agences proposent une journée « Vieille religion balinaise » incluant un ngaben (don volontaire requis).
Aspect symbolique : pourquoi brûler ?
Le feu libère les éléments mais sert aussi à effacer l’identité physique, évitant que l’âme ne s’attache au passé. Michel Picard, historien du tourisme, rappelle que le ngaben est autant pour les vivants que pour le défunt : « La crémation transforme l’événement douloureux en spectacle communautaire, soudant la société autour d’un rite de passage. »
La crémation, une tradition de Bali qui témoigne d’un patrimoine vivant
Assister à une crémation balinaise n’est pas un voyeurisme macabre mais une découverte de Bali sous son angle le plus profond : la collaboration entre village, famille et divinité.
Pour qui veut découvrir Bali autrement qu’à travers ses plages, comprendre le ngaben éclaire les valeurs de solidarité, de beauté partagée et de foi dans le cycle de la vie.
Que vous rêviez d’un séjour à Bali immersif ou que vous planifiez de partir à Bali en simple curieux, prenez le temps — si l’occasion se présente — d’observer ce rite. Vous repartirez avec une leçon de culture, de respect et d’équilibre : à Bali, même la mort forme un pont entre les hommes, les dieux… et la mer.


